Acte II
Qui prête attention aux enfants qui courent ? Les rues d’Aqram, perpétuellement animées, en voyaient passer des milliers par jour sans s’en émouvoir. Il y avait ceux qui jouaient, gamins des rues aussi bien que fils de dignitaires, dont les cris et les rires égayaient la Ville ; il y avait les chapardeurs, qui couraient pour préserver leur butin et échapper à la bastonnade ; et il y avait les commis, envoyés par leur maître ou par leurs parents quérir un sac de grain, une jarre de miel ou une amphore de vinaigre sur la place du Marché. Et puis il y avait les autres. Rien ne les distinguait des précédents. Ils pouvaient être vêtus de haillons ou porter la livrée des serviteurs du Palais royal, être gais et insouciants ou déjà arborer la mine empreinte de gravité des apprentis du Temple. Mais les messages qu’ils portaient, serrés dans leur main, dissimulés dans leur tunique ou retenus par cœur, étaient au cœur d’enjeux qui dépassaient leur entendement d’enfant. La plupart ignoraient la nature exacte de leur tâche. D’autres, plus futés, avaient cru comprendre de quoi il en retournait, et se sentaient gonflés d’importance en étant chargés de cette responsabilité, fous d’excitation à l’idée de jouer les espions ; c’étaient ceux-là qu’on retrouvait dans le port, les pieds lestés d’un poids de plomb et la face rendue blême par le séjour dans l’eau salée, eux dont les cadavres, mêlés aux immondices et dévorés par les charognards, étaient encore fendus d’une oreille à l’autre d’un deuxième sourire sanglant.
Aqram ne pardonnait pas aux petits malins.
* * * * *
Le Conseiller Niraza s’enquit du message qui lui était destiné. Au fur et à mesure que sa lecture progressait, ses deux mentons étaient agités de soubresauts de plus en plus violents ; puis il explosa, dans un éclat de voix tonitruant :
— Maudit soit ce chien d’Akugal ! Maudit, lui, et tous ceux de sa race !
— Allons, mon ami, lui répondit de sa voix doucereuse le Conseiller Rikzagîl. Il ne faut pas vous mettre dans des états pareils.
Les deux hommes étaient assis dans de confortables fauteuils de rotin, dégustant des sorbets et profitant de l’ombre fraîche dont le feuillage des arubiers baignait la cour ; à leurs côtés, le jeune messager se tenait debout, attendant qu’on le renvoie. Rikzagîl le matois et Niraza l’imposant. Eût-on pu imaginer couple plus mal assorti ? Ils devaient avoir l’air de sortir tout droit d’une scène de théâtre de rue, lui, le Conseiller chétif et rusé, et Niraza, l’exubérant Dahirien, obèse et bruyant. Rikzagîl rit intérieurement et avala une nouvelle cuillérée de pêche glacée, observant son compère furibond.
— Ne l’avais-je pas dit ? N’avais-je donc pas prévenu Akugal des risques qu’il prenait ? Ah, le fou, l’insensé !
Niraza porta à son front sa main potelée et couverte de bagues, en un geste qui se voulait dramatique mais qui confinait au ridicule. Rikzagîl s’était aperçu depuis longtemps que le Dahirien se plaisait à cultiver le genre. Rien qu’à voir la façon dont il était accoutré... Malgré le temps qu’il avait passé à Aqram, Niraza refusait de se laisser pousser la barbe ; il n’avait pas non plus abandonné son costume national, la robe blanche et le manteau de laine bleue, agrémentés de bijoux, breloques, pendentifs et talismans, toute une quincaillerie qui tintait de façon horripilante à chacun de ses mouvements. Inutile de dire que le tout formait, avec son châle de Conseiller, un ensemble particulièrement grotesque.
Pourtant, malgré son ventre ballant, son attirail clinquant et son air bonhomme, Rikzagîl savait qu’il valait mieux rester sur ses gardes avec Niraza. Il tentait un peu trop manifestement de se faire passer pour moins redoutable qu’il ne l’était. D’ailleurs, le seul fait que lui, un étranger, ait réussi à se faire accepter au Conseil d’Aqram, n’était-il pas la preuve suffisante que ce visage gras dissimulait un esprit vif et une volonté d’acier ?
— Point d’emportement, mon ami. Avant de discuter de ce problème, nous ferions mieux de faire remercier comme il se doit notre jeune messager, qui s’est si brillamment acquitté de sa mission. Voyez ! Ses pieds sont couverts de poussière, et il a encore le souffle coupé par sa course.
— Faites, Rikzagîl, je vous en prie, répondit Niraza d’un ton affecté. J’ai, pour ma part, les jambes coupées par cette terrible nouvelle... Mes serviteurs trouveront bien un rafraîchissement à servir à ce garçon, et auront de quoi le dédommager pour la peine qu’il s’est donnée.
— Suis-moi, petit, fit le Conseiller en se levant.
Rikzagîl marchait à grands pas dans les couloirs de la demeure du Dahirien, suivi du garçon qui clopinait derrière lui. Quel âge pouvait-il avoir, au juste ? Dix ans, douze ans, quatorze ans ? Le Conseiller n’y connaissait pas grand-chose en enfants, n’ayant élevé aucun des siens – il les avait tous confiés à un précepteur jusqu’à leurs vingt ans. Mais les informateurs, ça, il savait s’en occuper.
— Une longue trotte depuis le Palais, hein ?, glissa-t-il à l’adresse du messager.
— Oui, seigneur, répondit celui-ci en reprenant son souffle. Vous êtes perspicace, seigneur. Je ne porte pourtant pas la tenue des domestiques du Roi.
— Tu fais souvent le voyage ?
— Non, seigneur. C’était la première fois.
— Ah. C’est Loshar, le cuisinier, qui t’a mandé ?
— Non, seigneur. C’est Urak qui m’envoie.
— Bien, bien.
Rikzagîl se gratta la barbe. Le récit du gamin sonnait vrai. Au moins était-il au courant que Loshar avait cessé de servir d’intermédiaire.
— Tu nous as entendus parler tout à l’heure, reprit le Conseiller. Tu dois bien connaître Akugal, non ?
— Le connaître ? Non, seigneur.
Rikzagîl retint son souffle, les narines palpitantes.
— En effet, qui peut donc, parmi le troupeau des serviteurs, prétendre connaître l’éclatant Akugal ?, reprit l’enfant. Je l’ai néanmoins souvent aperçu au Palais, seigneur. On le voit d’ailleurs venir de loin. Il s’habille avec tant de soin, et se montre si raffiné dans ses gestes et dans sa parole, que je l’avais d’abord pris pour une femme.
Rikzagîl ricana devant la justesse de la description. Le garçon avait-il su que sa réponse allait déterminer son sort ? S’il avait, pour se disculper, prétendu ne pas connaître Akugal, Rikzagîl aurait su qu’il avait menti, et le petit esclave, après une désagréable séance aux fers rouges le menant aux aveux, serait allé nourrir les poissons. Mais le petit n’était pas niais, et il avait même fait montre d’un joli sens de la répartie. Cela ne prouvait pas qu’il fût honnête, évidemment, mais au moins cela montrait que c’était la peine de s’intéresser à lui. Peut-être pourrait-il devenir, un jour, un élément précieux du réseau de renseignements. Peut-être aussi finirait-on par s’apercevoir que ce n’était qu’un perfide petit sournois, un traître et un vendu ; et alors, il se pourrait qu’il regrettât d’avoir échappé aux fers rouges.
— Les cuisines sont au fond à droite. Tu demanderas s’il reste du sorbet à la pêche. Et je vais demander à l’intendant de te donner un statère d’argent.
L’œil de l’enfant s’illumina à l’évocation d’une telle somme, et il s’inclina jusqu’à presque toucher le sol.
— Votre générosité vous honore, seigneur.
— Ne me remercie pas, répondit le Conseiller avec un rictus. C’est le seigneur Niraza qui se met en frais.
* * * * *
— Vous avez été bien long, Rikzagîl, grommela Niraza qui entamait sa troisième coupe de sorbet, et dont le jus avait coulé le long de ses mentons.
— Les vérifications d’usage, répondit le Conseiller en souriant. On n’est jamais trop prudent, surtout à Aqram. C’est fou, j’ai l’impression qu’on ne peut se fier à personne, dans cette ville.
— Akugal, grinça le Dahirien. Ne l’avions-nous pas tous mis en garde ? Il est allé ouvertement dévoiler son projet au Roi, malgré l’avis du Conseil, et à en croire ce que je viens de lire, cela n’a pas duré avant qu’il ne soit mis à la porte.
— Notre petit roitelet, jeter dehors le scintillant Akugal comme le dernier des malpropres ? Ah, par tous les Dieux d’Aqram, comme je regrette d’avoir pu manquer cette scène !
A cette délicieuse idée, Rikzagîl gloussa et passa sa langue sur ses lèvres fripées.
— Vous ne prenez donc rien au sérieux, vous autres Qaréshites ?, fulmina Niraza, son double menton frémissant de fureur. Que ne puis-je tenir le cou grêle de cette vermine entre mes mains...
— Allons, l’apaisa Rikzagîl, laissons-donc lui une chance de s’exprimer. Vous savez comme moi que les rapports ne sont pas toujours d’une grande fiabilité. Plus il y a d’intermédiaires, et plus les évènements se retrouvent déformés, c’est bien connu.
Une jeune esclave légèrement vêtue de lin s’avança dans la cour et murmura quelques mots à l’oreille de son maître.
— Ah ! Il nous suffit de prononcer son nom pour que, tel un esprit mauvais, Akugal fasse poindre son nez. Va-lui dire qu’il peut entrer, Izi.
Izi se retira et, quelques instants plus tard, le Conseiller Akugal apparut, superbe, comme à son habitude. Rikzagîl le jaugea d’un œil expert : bleu nuit et grenat, argent et or. Arrangement classique mais efficace. C’est que le gredin s’était fait beau, pour aller voir le Roi.
— Akugal !, tonna Niraza. Vous avez bien du culot pour vous présenter chez moi, après ce que vous nous avez fait !
— Vous arrivez un peu tard pour le sorbet, railla Rikzagîl. Même à l’ombre il fait chaud, et il doit avoir fini de fondre, à l’heure qu’il est. La rumeur prétend que c’est un certain détour par le Palais qui serait cause de ce délai – tout à fait inhabituel de votre part, vous qui êtes toujours si ponctuel.
— Pour une fois, vous êtes donc bien informé, répondit Akugal en souriant et en prenant un siège.
— Vous nous devez des explications !, gronda le Dahirien.
— Je suis allé faire ce que j’avais à faire ; et, l’un dans l’autre, je dirais que ça ne s’est pas trop mal passé. Vous pourriez m’être un peu reconnaissant, au lieu de vous jeter sur moi et d’aboyer, comme font les chiens après avoir débusqué un rat.
— Vous avouez donc ! Un rat, oui, voilà en vérité ce que vous êtes, pour œuvrer ainsi dans le dos de vos pairs. Qu’êtes-vous allé dire au Roi ? L’avez-vous donc mis au fait de votre plan insensé ?
— Notre plan, corrigea Akugal. Je n’ai pas omis de mentionner que j’agissais au nom de tout le Conseil.
— Comment avez-vous pu ?!, s’étouffa l’obèse, dont le teint virait à l’écarlate.
— Allons, Niraza, je ne voudrais pas être la seule tête à tomber si tout devait aller de travers. Il faut savoir prendre des précautions ; et je gage qu’à ma place, vous n’auriez pas agi différemment.
Rikzagîl se décida à intervenir, avant d’être obligé d’appeler un médecin pour saigner son compère, qui prenait une jolie teinte pourpre et dont le souffle se faisait rauque.
— D’après la rumeur, toujours, il paraîtrait que vous auriez été quelque peu rudement convié à quitter les lieux de l’entrevue. C’est exact ?
— Je ne m’attendais pas non plus à ce que Belzhîqar nous tombe tout cuit dans la bouche, et il a, effectivement, présenté certaines velléités de résistance. Mais les faits qui vous ont été rapportés me semblent grandement exagérés. Je dirais plutôt que j’ai su m’éclipser au moment opportun, afin de laisser à notre royal ami le loisir de réfléchir à certaine offre que je lui ai faite. Allons, Niraza, ne m’en gardez pas rancune ! Quelque chose a commencé aujourd’hui, quelque chose dont personne avant nous n’avait encore jamais osé rêver. Ensemble, rien ne peut nous résister : Aqram tombera bientôt comme un fruit mûr entre nos mains. Je vous l’assure – et Akugal se fendit d’un large sourire – nous goûterons bientôt les bénéfices de nos efforts.
« Il vaudrait mieux pour toi, songea Rikzagîl sans bienveillance. Tu te crois sans doute très malin de la farce que tu nous as jouée là, mais je t’assure que si cela tourne mal, je trouverai bien le moyen d’assurer ma petite vengeance personnelle avant que nous ne finissions tous sur le billot. »
* * * * *
Les reliefs d’un repas frugal jonchaient la table basse : os de caille et de perdrix, assiettée d’oursins à peine entamée, fruits grappillés du bout des doigts. Un esclave inkoushi agitait sans grande conviction un flabellum de plumes d’autruche, tandis que le Roi d’Aqram s’enfilait une nouvelle coupe de vin à la cannelle. A combien en était-il, déjà ? Cinq, six ? La faute à ce maudit prélat, qui se permettrait de faire attendre son monarque.
Le Chéri des Dieux regarda d’un œil morne le fond de sa coupe. Il devait prendre garde à ne pas en abuser – il aurait besoin de toutes ses facultés pour l’affrontement avec le Grand Prêtre. C’est que le Très Saint Nabesh-kin-Lipal avait apparemment pris un malin plaisir à jouer la sourde oreille devant l’ordre de convocation royale, et s’était fait plus que prier avant de daigner répondre. Comment osait-il se le permettre ? Lui, Belzhîqar, était son Roi ! Mais apparemment, Roi ou pas, il n’était même pas capable de contraindre ses subordonnés à lui feindre le respect.
— A ta santé, Akugal !
Belzhîqar engloutit le fond de sa coupe, et expédia les dernières gouttes vers le ciel en guise de libation. La brillante idée de son Conseiller, il le sentait, n’avait pas fini de lui causer du souci.
Il avait envoyé des messagers, deux pages, un échanson ; il avait envoyé les scribes, les fonctionnaires du Palais, et jusqu’aux gardes qui surveillaient sa chambre. Tout cela pour le prévenir et, pour une fois, avoir une chance d’être lui-même acteur de son destin. Mais ce fat imbécile de Grand Prêtre avait invariablement fait répondre qu’il était, pour l’heure, bien trop occupé par ses obligations religieuses pour répondre à l’appel de son monarque, aussi urgent soit-il ; les Dieux, eux, ne pouvaient attendre.
Le regard voilé par l’alcool, le Roi serrait furieusement sa coupe dans sa main. Les Dieux ! Ah ! Si seulement il savait ! Pourquoi restait-il donc obstinément sourd à tous les efforts auxquels Belzhîqar consentait pour le prévenir ? A moins… A moins, évidemment, qu’Akugal n’ait eu raison depuis le début, et que le Prêtre, informé depuis longtemps par un espion, ne jugeât la situation même pas digne de son intérêt.
Belzhîqar relâcha sa pression et reposa la coupe, prêtant peu d’attention aux marques qui s’étaient imprimées dans sa paume – motif pourtant délicat de sphinges et de rosettes filigranées. Il lui fallait impérativement se calmer, et ne devait pas laisser le vin lui brouiller les sens. Il aurait besoin de la pleine possession de ses moyens pour être convaincant devant le Très Saint. N’était-ce pas son arrivée, d’ailleurs, qu’annonçait le chahut dans le couloir, ce brouhaha confus de sandales sur la pierre et de discours animés ? L’Enfant de Bel décida d’en avoir le cœur net.
Le Roi se leva de la banquette où il avait passé la journée, sentant aussitôt la tête lui tourner et sa vision s’obscurcir. Claires. Garder les idées claires. Il se traîna d’un pas hésitant vers l’entrée de sa chambre, les jambes engourdies par une trop longue inactivité, tandis que l’esclave, lui, continuait de battre l’air d’un air stupide. Belzhîqar ouvrit les battants à la volée, faisant sursauter les gardes de faction et le très digne héraut royal qui sommeillait dans un recoin, la bouche ouverte.
— M… Majesté, parvint à se reprendre ce dernier. Il ne faut pas… Vous ne devez pas vous aventurer hors de vos appartements ! Réalisez, je vous en prie, les risques que vous prenez…
Belzhîqar sentit son sang battre dans ses veines, et considéra d’un œil froid ce méprisable fonctionnaire : pâle, chétif et débraillé, avec un filet de bave lui ayant coulé le long du menton. Et cette créature infâme osait négliger le protocole au point de s’adresser à lui comme à son égal – lui renvoyant par là-même en pleine face sa propre médiocrité.
— Tu parleras quand je t’y aurai autorisé, siffla-t-il avec colère. Et vous, gardes, tenez-vous droits ! Le Grand Prêtre de Bel nous honore de sa sainte présence, tâchons de faire bonne impression.
« Le voilà qui arrive, d’ailleurs ; je peux entendre d’ici le jacassement de son troupeau. »
Le Très Saint ne se déplaçait jamais seul. Belzhîqar l’avait toujours rencontré accompagné d’une flopée de novices du Temple, ou de vieux augures à la barbe blanche et aux mains tremblantes. Qu’aurait-il trouvé, cette fois-ci ?
Le bruit de pas et les voix se firent de plus en plus proches, jusqu’à ce que le groupe apparût enfin. Ah ! Le Grand Prêtre avait fait fort, dans le choix de son escorte !
En tête marchaient quatre novices du Temple, les deux du centre maniant avec adresse de lourds encensoirs, ceux des côtés portant des torches cérémonielles. Derrière venaient une ligne de prêtres psalmodiant leurs litanies en vieux nomérien, et ensuite, fermant la marche, le Grand Prêtre lui-même. La vieille chose, ridée et fripée, était engoncée dans une robe à la coupe antique et marchait drapée dans sa dignité, courbée mais d'un pas preste, accompagnée d’un tout jeune apprenti porteur d’un brasero qui devait à moitié courir pour ne pas se laisser distancer. Le tout formait un cortège passablement bruyant, qui paradait dans le Palais royal avec des airs de propriétaire et provoquait les rires des serviteurs qui croisaient sa route. Il ne manquait guère que les musiciens et les acrobates pour obtenir une troupe de comédiens ambulants au grand complet.
— Nabesh-kin-Lipal, commença à bredouiller le héraut, Grand Prêtre d’Aqram, Serviteur aimé de Bel, Saint entre les Saints…
— C’est suffisant, l’interrompit le Roi avec agacement. Epargne-moi donc le détail des titres et des honneurs.
Il rajusta les plis de son manteau d’un geste maladroit, attendant que le manège se finît et que le prélat vînt se présenter devant lui, comme l’exigeait la coutume. Le chœur des prêtres ne tarda pas à se taire, et les rangs des novices s’écartèrent pour ouvrir le passage au Très Saint. Celui-ci, après avoir jeté une dernière poignée d’aromates dans le brasero et murmuré une formule de conclusion, s’approcha enfin et s’inclina devant son souverain – du moins, autant que le lui permettaient ses roides articulations. Le Roi lui répondit d’une demi-révérence, selon l’usage protocolaire.
— Vous êtes venu bien accompagné, ô Très Saint — et en retard, fit remarquer Belzhîqar avec quelque froideur.
— Le service divin est une tâche qui ne peut être reportée, comme le sait sa Majesté, répondit le Prêtre de sa voix chevrotante.
— Vos devoirs ne se limitent pas à l’exécution des rituels. N’oubliez pas que vous devez assistance et soutien à votre monarque.
— Bien évidemment, acquiesça doucereusement le Très Saint. Vous remarquerez d’ailleurs, Main de Justice, que j’ai fait mon possible pour concilier mes diverses obligations, quitte à devoir terminer mon office en cours de route. Le Grand Dieu, je l’espère, ne prendra pas ombrage de cette offense ; après tout, n’êtes-vous pas son Enfant béni ?
— Certes, fit le Roi avec impatience. Dépêchons-nous donc, j’ai à vous parler instamment, et il est des choses qui ne peuvent se dire dans un couloir.
— Je suis à votre service, Majesté. Kassem, suis-moi, veux-tu, dit le Grand prêtre à l’attention de celui qui devait être son assistant.
— Vous n’avez pas dû comprendre, l’interrompit Belzhîqar. C’est seul à seul que je désire vous parler.
— Je n’ai rien à cacher au reste du Temple, Majesté !
— Moi si.
Et sans plus d’égards, le Chéri des Dieux conduisit d’une main ferme le Saint entre les Saints jusque dans sa chambre, et referma la porte.
Enfin une bonne chose de faite ! Le Grand Prêtre aurait été capable de faire durer la discussion du couloir pendant des heures, et le Roi n’était pas d’humeur à patienter une seule seconde de plus. Sa propre audace l’étonnait – sans doute fallait-il l’attribuer aux vertus du vin à la cannelle.
— Prenez place, je vous en prie, fit-il d’un ton faussement amène sans laisser à son hôte le temps de protester. C’est une entrevue informelle, nous pouvons nous permettre de faire fi des convenances. Si j’avais encore accès à ma salle du trône, ah, là ! les choses auraient été différentes…
— La sécurité du Fils Divin passe avant toute autre considération, Majesté, répondit Nabesh de son ton mielleux tout en s’asseyant.
— C’est ce que l’on ne cesse de me répéter.
Comme s’il se souvenait soudain de quelque chose, le Roi se tourna alors vers son esclave inkoushi et claqua des doigts.
— Toi, là. Sors et fais dire aux musiciennes de commencer.
Le colosse à la peau sombre posa son éventail et quitta la pièce. Le Grand Prêtre regarda son souverain avec un air de curiosité polie.
— De la musique, vraiment ? Effectivement, je n’aurai pas besoin des services de mon secrétaire. C’est donc pour profiter des talents de vos joueuses de harpe que vous m’avez fait appeler en si grande urgence ?
— J’apprends simplement à me méfier, répondit le Roi évasivement en retrouvant sa place sur sa banquette.
Le son des flûtes, luths et cithares se mit bientôt à résonner entre les murs de la chambre royale. Belzhîqar avait fait installer l’orchestre dans une salle mitoyenne ; il espérait ainsi que les instruments couvriraient suffisamment les bruits de la conversation pour qu’une personne les écoutant ne pût en discerner les paroles. A en croire Akugal, le Palais lui-même était truffé d’oreilles indiscrètes ; mais le Roi se sentait fier de la petite astuce qu’il avait trouvée.
— A une époque, fit remarquer Nabesh d’un air de reproche dissimulée, on réservait la musique à l’office des temples et aux cérémonies sacrées. Ce n’est pas à Nomer que l’idée serait venue de faire jouer des musiciens simplement pour s’occuper les oreilles. Comme si l’on dégustait l’ambroisie pour se dégourdir la mâchoire...
Belzhîqar jeta un coup d’œil à la coupe qu’il avait posée plus tôt sur la table, toujours aussi désespérément vide. Le vin n’était, décidemment, pas une bonne solution pour trouver du courage. Il leva le regard vers son interlocuteur, qui discourait creusement sur ce qui aurait dû être le véritable usage de la musique. Akugal… Tout revenait encore à lui. Avait-il vu juste, et le vénérable vieillard disposait-il effectivement d’un réseau d’informateurs en ville ? Si c’était le cas, songea le Roi, il n’en laissait rien paraître. Après un dernier regard sans illusion vers sa coupe, Belzhîqar décida de se lancer, de peur de voir toute volonté s’évanouir s’il n’intervenait pas aussitôt. Il n’avait rien à perdre, après tout.
— Saint entre les Saints, risqua-t-il, pensez-vous que je puisse devenir… un Dieu ?
— Vous n’en avez pas besoin, Majesté, pour faire jouer vos musiciennes si cela vous chante, répondit le Grand Prêtre avec amusement. Je ne suis personne, après tout, pour vous l’interdire, et qu’importe si les instruments devraient être réservés à un autre usage.
— Je ne plaisante pas, répondit le Roi, offensé.
— Et pourquoi voudriez-vous donc devenir un Dieu ? C’est pour cela que vous m’avez mandé ? Il n’est pas en mon pouvoir de nommer les Dieux, vous pouvez vous en douter.
— Arrêtez de vous moquer !, s’emporta Belzhîqar. Le sujet est extrêmement sérieux, et j’espérais que vous vous en rendriez compte !
— Allons, que vous arrive-t-il, Majesté ? Une langue perfide aurait-elle troublé votre esprit, sifflant à votre oreille des paroles sans queue ni tête ?
— Alors vous êtes au courant, n’est-ce pas ?
— Au courant de quoi, Majesté ?, reprit Nabesh sans se départir de son sourire. J’essaye simplement de comprendre ce qui a pu vous mettre dans cet état.
Les choses ne se passaient pas comme Belzhîqar l’aurait souhaité.
— Je… on m’a fait une offre, bredouilla-t-il piteusement. On a dit… on a dit que je pourrais devenir un Dieu.
— Qui cela, Majesté ? En vérité, je connais peu d’êtres assez vils pour tenir ce genre de paroles. Des uns, on peut trouver les noms consignés dans les tablettes de démonologie ; les autres, je les ai croisés, porteurs d’un châle à longue frange, siégeant à votre Conseil.
Le Roi ne répondit rien, pétri d’une noire amertume.
— Alors, poursuivit le Grand Prêtre de sa voix cajoleuse et tremblotante, j’ai donc vu juste, n’est-ce pas ? Je vous avais bien mis en garde, Aimé du Soleil et de la Lune, contre les démons qui marchent sur deux pieds. Pour avoir une apparence humaine, ils n’en sont pas moins enclins à la tromperie. Je suis navré d’avoir à vous ouvrir les yeux aussi abruptement, mais je crains que vous n’ayez simplement été la victime d’une farce cruelle de la part d’un de vos si chers Conseillers. Un bien mauvais tour, qui devrait être puni en conséquence. Qui voudrait, au juste, vous faire passer pour un Dieu ? Vous êtes un excellent Roi, mais un mortel reste un mortel, quelles que soient les promesses qu’on lui fait.
— Merci, Très Saint, de m’avoir ramené à la lumière, répondit finalement Belzhîqar d’une voix blanche.
Pourquoi se sentait-il abattu de la sorte ? N’était-ce pas, après tout, tout ce qu’il avait souhaité entendre ? Non, sa vie ne changerait pas, malgré les tentations fallacieuses que lui offrait Akugal. Le sentiment de vide qu’il ressentait au fond de lui-même lui était pourtant insupportable. Peut-être était-ce la façon dont Nabesh s’était ri de lui, de sa crédulité et de ses sottes inquiétudes. Peut-être était-ce cela, oui, et l’absence totale de considération reçue pour un acte qui lui avait pourtant semblé courageux de sa part. Il ne s’était pas attendu à des remerciements, mais il avait, quand même, pensé rendre service au Temple, en le prévenant des étranges machinations du Conseil.
Ou bien… Ou bien il avait secrètement nourri l’espoir qu’Akugal eût dit vrai. Qu’il pouvait y avoir un espoir, même lointain et même, sans doute, trompeur, de pouvoir remédier à sa condition. L’espérance de ne pas passer sa vie enfermé entre des murs, à faire semblant, inutile au monde entier. L’espérance, enfin, de pouvoir agir, et influencer sa propre destinée. Aussitôt allumée, aussitôt éteinte, étincelle fragile dont la fumée se dissipait déjà.
Tout devenait si évident. Si Akugal l’avait prévenu, c’était parce qu’il avait raison : au courant ou pas, le Grand Prêtre s’en moquait ouvertement. Tous s’étaient joués de lui, lui qui, seul, avait été assez stupide pour prêter l’accent de la vérité aux discours trompeurs qui lui avaient été servis. Faible était-il, oui, faible, impotent et stupide.
— Merci, Très Saint. Vous pouvez me laisser seul.